photo de groupe

Nadia El Bouga dévoile la sexualité à l’ARU d’Angoulême

À l’invitation d’Isabelle Chasson, chargée de projet à la Régie de Quartier d’Angoulême, la sexologue musulmane Nadia El Bouga est venue animer une série d’ateliers à destination des habitantes, avec un objectif essentiel : déconstruire les tabous.

Historienne de formation, Isabelle Chasson a fait une première carrière de paléontologue. Elle en a gardé le sens du terrain associé à une immense curiosité intellectuelle, ainsi qu’une capacité à tisser des liens et à mobiliser des réseaux. En 2019, elle entre à l’Association Régie Urbaine d’Angoulême pour organiser la reprise de l’épicerie sociale, « Le Local » [voir le n°82 d’Info-réseau]. Dans ce cadre, elle remporte l’appel à projet de la Préfète autour de la lutte contre la précarité menstruelle, en lien avec l’Atelier 9, dédié à la confection, un premier pas capital dans sa volonté d’intervenir auprès des habitantes du quartier. Pour mieux identifier leurs besoins et imaginer les interventions adaptées, elle fait appel à une sociologue. Très vite les questions de la sexualité, du corps et des tabous à déconstruire leur apparaissent essentielles. Parallèlement, ses démarches innovantes attirent l’attention de quelques médias. Et c’est ainsi qu’en discutant avec Laurent Grzybowski, journaliste à La Vie, Isabelle Chasson découvre le travail de la sexologue musulmane Nadia El Bouga.

Une première intervention sous surveillance, mais couronnée de succès

En juillet 2021, elle l’invite ainsi qu’Ovidie [autrice du documentaire Pornocratie en 2017] pour une conférence qui rassemble une soixantaine de personnes, très majoritairement des femmes. Le succès est immédiat, même si la venue d’une sexologue portant le voile et travaillant en Seine-Saint-Denis génère des questions à répétition de la part de la Sécurité intérieure. « La première fois qu’ils m’ont appelée, j’étais tellement surprise par leurs questions que j’ai eu un doute, se souvient-elle. Ils m’ont envoyé un courriel pour confirmer leur identité. ». Malgré ses explications, elle remarque encore leur présence lors de l’intervention. Mais ce sont les réactions des participantes qui lui importent, et l’enthousiasme est tel qu’elle décide de continuer. « Pour poursuivre le projet, j’ai trouvé 9000 € d’aides en deux jours » se souvient-elle en souriant. L’idée est désormais de mener un atelier mensuel l’année suivante avec une douzaine de femmes du quartier. À mi-parcours de cette seconde étape, six d’entre elles se retrouvent dans la salle de réunion de la Régie de Quartier d’Angoulême pour un retour d’expérience avec Isabelle Chasson. Trois ont une vingtaine d’années. Noémie et Amélie sont en service civique, Fati est salariée de l’épicerie sociale. Les trois autres sont des mères de famille. Lila est bénévole à l’épicerie sociale. Comme Abla, une autre habitante du quartier, elle porte le voile. Cathy est salariée depuis un an à l’Atelier 9. Un peu plus tard, elles seront rejointes par Bachir, étudiant guinéen, lui aussi en service civique.

Un moment pour soi qui crée la connivence

Abla a assisté à la conférence inaugurale : « Il y avait des jeunes devant l’entrée, ils ne sont pas restés, ils étaient agacés. » Pour elle en revanche, « le feeling est vite passée », même si elle s’est rendue sur les lieux avec une légère appréhension : « Une sexologue, une femme qui parle de ça, je me demandais où je mettais les pieds ? » Lors du premier atelier, Nadia El Bouga a travaillé sur l’assertivité, autrement dit sur la capacité à affirmer et à défendre ses droits sans empiéter sur ceux d’autrui. Elle est passée par un jeu de rôle, les participantes devant s’imaginer dans la file d’un hall d’aéroport, où il fait très chaud. Quelqu’un les double sans rien demander. Quelle est leur réaction ?Toutes rient à l’évocation de ce moment. La réflexion sur soi se mêle à la connivence créée par le sentiment partagé que chacune a dévoilé à cet instant un trait de son caractère. C’est une étape essentielle pour pouvoir parler librement de la sphère intime. « Quand j’ai dit à mon mari qu’une sexologue allait venir, il m’a demandé si j’avais un problème, explique Nadia. C’était autre chose, loin de ça. »

Comprendre l’autre

Le charisme de la sexologue, « l’art et la manière » pour reprendre les mots d’Abla, crée la confiance. Nadia El Bouga insiste sur la nécessité de trouver des moments pour soi, ce qu’elle nomme des « rendez-vous avec nous-mêmes ». La connaissance et le respect de sa propre personne sont des éléments essentiels pour bâtir une relation. « J’ai appris beaucoup de choses, reconnaît Amélie, en rentrant j’ai fait un cours à ma mère. » En l’absence de Nadia El Bouga, un petit miracle se produit dans le groupe qu’elle a rendu possible au fil des ateliers. Une bonne part de la conversation s’oriente sur la condition des femmes musulmanes. Amélie explique qu’elle imaginait l’Islam comme une religion où les femmes n’avaient pas leur mot à dire. Cathy demande si la sexualité est possible pendant le ramadan. Abla sourit : « C’est autorisé. Le ramadan c’est très sentimental. C’est beaucoup d’amour à partager. » Elle explique aussi que dans sa famille, la sexualité n’est pas un tabou, qu’elle a parlé des règles avec sa fille, que son père à elle avait un budget pour que ses filles puissent acheter des serviettes hygiéniques. Lila, elle, a connu la sexualité avec son mari. Sa mère ne parlait pas de ça. Timidement, Fati évoque ses problèmes. « Elle est très réservée, commentera un peu plus tard Isabelle Chasson. Je suis très heureuse qu’elle ait pris la parole aujourd’hui, je ne m’y attendais pas. » Entre temps, Bachir est entré. Il n’a pas assisté aux ateliers bien sûr, mais il a lu le livre de Nadia El Bouga et veut absolument la rencontrer. « En Guinée, explique-t-il, la sexualité est un sujet tabou, surtout pour les filles. Quand j’ai appelé chez moi en disant que j’avais rencontré une sexologue féministe et musulmane, on m’a dit : ‘Mais qu’est-ce que tu racontes ? Ça n’existe pas.’ » Abla conclut la rencontre : « Je suis très contente que l’intervenante s’appelle Nadia et qu’elle porte le voile. C’est que de la joie ! Et ça se passe chez nous à Angoulême city ! »

 

Portrait de Nadia El Bouga 
photo de Nadia El Bouga

« La marge éclaire le centre. » : Nadia El Bouga, née dans une famille ouvrière du 19e arrondissement de Paris, s’est formée comme sage-femme avant de compléter ce cursus par une formation universitaire en sexologie. Musulmane pratiquante, elle a choisi de porter le voile – « j’ai fait pleurer mon père » se souvient-elle – et de vivre sa religion de manière inclusive. « Je suis pour l’existence des communautés, mais absolument pas pour le communautarisme. Le seul isme que j’aime, c’est l’humanisme. » Co-animatrice d’une émission sur Beur FM dédiée à la sexualité, autrice d’un livre racontant
son parcours et ses recherches, elle s’attire à la fois les foudres de l’extrêmedroite et des conservateurs religieux. « Quand elles me rencontrent, certaines personnes pensent qu’il y a un décalage entre l’image et le son. » Aussi aime-telle à se définir comme un OVNI [Objet voilé non identifié]. Le premier contact avec Isabelle Chasson a été pour elles deux une évidence. « Elle est très persévérante, rougit-elle. Comme je suis débordée, ça lui a pris deux mois avant que je ne réponde ! Elle cherchait quelqu’un qui saurait déconstruire les tabous auprès des femmes du quartier. J’avais déjà animé des ateliers dans des quartiers dits sensibles, mais jamais avec une telle continuité. » Ces tabous, pour elle, sont nourris par deux grands systèmes, le patriarcat, qu’elle préfère appeler le viriarcat, à la suite de la philosophe Olivia Gazalé, autrement dit à tout ce qui entretient les « masculinités toxiques ». Et pour les déconstruire, il faut commencer par s’adresser aux femmes : « Par l’éducation dont elles ont la charge, ce sont les premières pourvoyeuses du viriarcat. » Elle n’en a pas moins demandé à faire aussi des ateliers pour les hommes avec l’idée d’arriver à des ateliers mixtes. Le second système est l’hétéronormativité, qui fait du couple hétérosexuel une norme : « Freud disait que tout est sexualité. Ce n’est vrai que si l’on met ce mot au pluriel. ». Et elle conclut avec son inextinguible sourire : « Je suis persuadée que la marge éclaire le centre. »

 

Article à retrouver dans notre journal n°83 sur l'égalité Femmes-Hommes 

Document